[Portrait #1] Thibaud Dapremont, Le Loisir de l’art. Figures masculines d’artistes amateurs en France, de la moitié du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale.

Entretien avec Thibaud Dapremont, dont les recherches en thèse sous la direction de Barthélémy Jobert à Sorbonne Université portent sur les pratiques artistiques en amateur au XIX^e siècle.

Bonjour Thibaud ! Pourrais-tu nous présenter ton parcours ?

Mon parcours en histoire de l’art a débuté avec mon entrée à l’université en 2014. Je me suis d’abord inscrit en licence à l’université de Franche-Comté, à Besançon. Les deux premières années m’ont permis, outre l’enseignement proposé, de profiter de premières expériences professionnelles dans le milieu de la culture. Lors de ma troisième année, j’ai eu l’occasion de partir un an à Madrid et étudier à l’UC3M dans le cadre du programme Erasmus+. À mon retour en France, je me suis installé à Paris pour intégrer Sorbonne Université et y réaliser un master de recherche. J’ai alors produit un mémoire, effectué sous la direction de Thierry Laugée, qui porte sur un artiste amateur lorrain peu connu : Victor Masson (1849-1917). Ce travail achevé, j’ai interrompu mes études pendant une année, lors de laquelle j’ai préparé mon inscription en doctorat et ai réfléchi au sujet qui allait être le mien durant cette troisième étape de mon parcours académique. Ce projet de thèse préparé, je l’ai présenté un an plus tard, en mai 2021, lors du concours pour les contrats doctoraux de l’ED 124 de Sorbonne Université, auquel j’ai été reçu. C’est ainsi que j’ai continué mon cursus en histoire de l’art en tant que doctorant dans cette faculté et que j’ai intégré le Centre André-Chastel.

Ta thèse s’intitule « Le Loisir de l’art. Figures masculines d’artistes amateurs en France, de la moitié du XIX^e siècle à la Première Guerre mondiale » : comment en es-tu arrivé à ce sujet ? 

C’est un choix qui s’est fait naturellement, dans la continuité des recherches de mon mémoire de master. En effectuant ce travail, j’ai avant tout choisi d’étudier Victor Masson comme un artiste amateur et d’aborder sa pratique artistique sous l’angle d’un loisir. J’ai ainsi cherché à dégager les spécificités d’un tel statut et d’une telle activité et, ce faisant, je me suis rendu compte qu’il existait une lacune sur ce point dans l’historiographie. Il existe bien des études qui portent sur les amateurs et leurs pratiques, mais elles restent rares et en particulier pour le XIX^e siècle. Un travail plus vaste restait donc à faire pour cette période. C’est alors que l’idée m’est venue d’élargir mes réflexions sur Victor Masson et de faire une thèse de doctorat où j’évaluerais de manière plus générale le phénomène de l’amateurisme. J’ai toutefois choisi de restreindre le cadre de cette étude, d’abord d’un point de vue géographique, en me concentrant sur la France et sur les spécificités sociales, culturelles de cet espace géopolitique. D’autre part, sur le plan chronologique, j’ai privilégié la deuxième moitié du XIX^e siècle et le début du XX^e siècle. Il s’agit en effet d’un moment crucial, où l’amateurisme s’affirme dans les milieux artistiques, et ce jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale vienne freiner cette tendance. Enfin, j’ai choisi de ne traiter que des artistes amateurs de sexe masculin, et ce, pour deux raisons. D’une part, selon que des femmes ou des hommes pratiquent un loisir artistique, celui-ci s’exerce dans des conditions distinctes et est reçu différemment par la critique. Il en découle alors des œuvres dont la portée n’est pas la même, car ne jouissant pas des mêmes prérogatives. Pour cette raison, il me semble nécessaire de faire un choix pour évaluer de façon précise les spécificités et les possibilités relatives à l’un de ces deux genres. D’autre part, un intérêt pour les pratiques artistiques féminines non professionnelles se retrouve déjà dans des études sérieuses, au nombre desquelles il faut citer celles de Charlotte Foucher Zarmanian et de Séverine Sofio. Par conséquent, un travail centré sur les hommes me semblait plus propice vu l’état actuel de la recherche en histoire de l’art.

L’amateur n’exerçant pas dans un cadre professionnel ou institutionnel, j’imagine que tes sources sont très dispersées. Comment t’y prends-tu ?

Il existe des sources nombreuses et variées que j’ai réunies depuis le début de mes recherches et sur lesquelles ma thèse s’appuie. Cela tient d’une part à la période étudiée, puisque le XIX^e siècle s’est accompagné d’une grande production de documents, volontairement conservés et donc souvent aisément accessibles. Cela tient d’autre part à l’ampleur du phénomène abordé, que de multiples documents, manuscrits ou imprimés, permettent d’éclairer. Il est question notamment d’articles prélevés dans la presse de l’époque, de quelques récits fictionnels mettant en scène des artistes amateurs, de lettres échangées entre ces individus et leurs contemporains, de documents officiels ou administratifs, d’archives d’entreprises (à l’image de celles des compagnies de chemins de fer), et plus rarement de documents à caractère privé (déclarations de successions ou papiers d’identité par exemple), d’archives de commissaires-priseurs ou d’archives judiciaires. 

Quels sont les enjeux et les nouveautés soulevés par tes recherches ?

D’un côté, mon sujet renvoie à un phénomène encore peu étudié (lui-même impliquant d’aborder des artistes généralement méconnus), ce qui suppose évidemment une forme de nouveauté. Mais ce que je veux véritablement mettre en lumière, parmi les axes à développer, c’est l’idée selon laquelle, au XIX^e siècle, les pratiques artistiques d’amateurs s’expriment largement en dehors des cercles de proches, amis ou famille. Certaines s’y restreignent, certes, mais nombre d’œuvres produites par des non-professionnels ont une portée plus ambitieuse : elles peuvent être exposées ou vendues, elles permettent d’illustrer des ouvrages ou des revues, on les emploie pour la décoration d’édifices, certaines sculptures sont érigées en monuments, etc. Cette activité ne cesse de se densifier au long du XIX^e siècle au point de rendre visible les pratiques d’amateurs, les exposant à une critique qu’il faut étudier pour évaluer la façon dont ces pratiques sont reçues par les contemporains. Elles peuvent être estimées pour les intérêts artistiques ou économiques qu’elles offrent ou discréditées, particulièrement à Paris, où elles sont vues comme une concurrence néfaste et déloyale. L’un des enjeux est alors, non seulement de mettre en avant l’émergence de ces critiques, mais aussi de les comprendre. Elles varient notamment en fonction de la nature de l’activité et des œuvres commentées, du lieu géographique considéré et de l’individu qui est à l’origine du propos. Mais l’existence de ces critiques et la présence d’amateurs dans des milieux traditionnellement réservés aux professionnels soulèvent un autre problème, fondamental dans mes recherches, tant sur le plan historique que méthodologique. Si les amateurs peuvent imiter les professionnels et les concurrencer, c’est notamment parce que les métiers artistiques ne sont pas réglementés au XIX^e siècle et qu’aucun critère ne suffit alors à distinguer pleinement l’une ou l’autre des deux pratiques. Dès lors, comment, à l’heure actuelle, caractériser et définir l’amateurisme pour l’étudier et révéler les spécificités propres aux artistes qui s’y rattachent ? Apporter une réponse à cette question s’avère être l’un des principaux objectifs de mon travail.

À ce propos, quelle a été ta plus grande surprise en travaillant sur ton sujet ?

Vu la nature de mon sujet, j’aurais du mal à user d’un tel superlatif. J’ai fait de nombreuses découvertes que je juge intéressantes, voire passionnantes, mais je ne me souviens pas qu’il y en ait eu une de plus décisive que les autres. Pour prendre un exemple, néanmoins, je pourrais citer un cas précis qui illustre de manière éclatante le conflit entre artistes amateurs et professionnels, que j’ai relevé juste avant. Les premiers ont parfois été accusés d’exposer des œuvres en leur nom alors qu’ils n’en étaient pas les auteurs. Ils se seraient contentés de les acquérir auprès de professionnels et d’obtenir de leur part le droit de les signer et de revendiquer leur paternité. Or, il me semblait que cette critique était surtout abstraite et ne reflétait pas une réalité concrète, jusqu’à ce que je fasse la découverte d’un conflit opposant les sculpteurs Charles Laurent-Daragon et Adolphe Berthier. Le premier, artiste professionnel, intenta une action en justice contre le second, son élève et amateur, parce que celui-ci ne l’avait pas rémunéré après s’être approprié l’une de ses œuvres, une statuette intitulée Rêveuse, et l’avoir exposée en son propre nom au salon de 1875. Contre toute attente, le tribunal trancha en faveur d’Adolphe Berthier, reconnaissant sa qualité d’auteur de l’œuvre et rejetant ainsi toute demande d’indemnisation de Laurent-Daragon.

Merci beaucoup pour tes réponses ! Pour finir, est-ce que tu peux nous parler d’une œuvre représentative de ton corpus ?

J’évoquerais un simple croquis, exécuté le 7 juillet 1907 par un certain Charles Blanc et aujourd’hui connu grâce à la reproduction qui en a été faite dans le n°38 du bulletin Entre amis. En plus d’avoir été réalisée par un artiste amateur, employé de la compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, cette image est pertinente pour trois raisons. Premièrement, comme le précise la légende inscrite en bas à droite, elle représente le village de Nans-sous-Sainte-Anne. Elle a donc vraisemblablement été réalisée lors d’une excursion qui fut organisée aux sources de la Loue et du Lison, dans le Doubs, par la « Société artistique et littéraire des agents de la compagnie P.-L.-M. et des compagnies de chemins de fer français et étrangers ». Charles Blanc en était membre. Deuxièmement, elle a été reproduite dans le bulletin créé et géré par cette association. Troisièmement, la veine impressionniste dans laquelle elle a été exécutée et le choix du sujet s’accordent aux théories défendues au sein de cette association et édictées dans son bulletin. Celles-ci sont notamment favorables au genre du paysage et au mouvement Impressionniste, qu’elles érigent en emblèmes de la modernité artistique. Une telle œuvre met donc en perspective les intérêts multiples que peuvent présenter les associations artistiques pour leurs adhérents : elles stimulent la création artistique lors de certaines occasions, elles offrent des moyens de diffusion des œuvres et elles contribuent à la diffusion d’une idéologie artistique susceptible de les influencer.

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