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[Portrait #3] Dorian Bianco, Modèles et opérations en habitat dense-horizontal au Danemark (années 1950-1980): standardisation constructive, urbanisme organique et communautés planifiées.

Kuben-Frederik Clausens Vænge, Øverød, architecte: Bertel Udsen (1964). © Dorian Bianco

Entretien avec Dorian Bianco, dont les recherches en thèse sous la direction de Jean-Baptiste Minnaert à Sorbonne Université s’intéressent aux modèles et aux réalisations en habitat dense-horizontal (tæt-lav boligbebyggelse) menées de l’après-guerre à la fin du 20e siècle dans les périphéries urbaines au Danemark.

Bonjour Dorian ! Pourrais-tu nous présenter ton parcours ?

Mon parcours est pluridisciplinaire. Après trois ans de classes préparatoires littéraires au lycée Louis-le-Grand à Paris, j’ai embarqué en 2015 dans une licence de sciences sociales à l’Université Paris-Dauphine. J’en suis ressorti diplômé avec les bases nécessaires en sociologie, en économie politique et dans les statistiques. J’ai poursuivi de 2016 à 2018 dans un master de philosophie à Sorbonne Université, dont les spécialités étaient tournées vers l’histoire de la métaphysique occidentale et la phénoménologie.

J’ai passé la deuxième année de master en échange à la faculté de théologie de Copenhague au Danemark, où étaient dispensés les seuls cours sur Søren Kierkegaard. Mon mémoire de master 2, intitulé « La vérité subjective comme crise spéculative de l’idéalisme absolu dans le Post-scriptum aux miettes philosophiques de Kierkegaard », visait à restituer la contribution de la dialectique hégélienne dans la conception kierkegaardienne du christianisme. Mais j’étais plus intéressé à l’époque par l’architecture et le mobilier : j’ai passé l’année 2017-2018 à parcourir le Danemark pour découvrir ses villes, ses paysages et ses musées. De retour à Paris l’année suivante, le diplôme d’Histoire de la philosophie en poche, j’ai basculé dans un master 2 d’Histoire de l’architecture, un grand saut permis par mon sujet de mémoire sur l’architecture danoise. Je voulais écrire sur la notion de « tradition fonctionnelle » de Kay Fisker. Elle provient d’un essai qu’il a publié en 1950 sur l’architecture californienne contemporaine, analysée comme une synthèse entre les principes constructifs issus du mouvement moderne et les techniques constructives régionales. Appliquée à l’architecture danoise d’après-guerre, cette notion m’a conduit au mémoire suivant : « Les bâtiments contemporains de l’Université d’Aarhus au Danemark (1992-2018) : poursuivre la tradition moderne ? ».

Et puis la thèse ! Une fois diplômé de mon master en histoire de l’architecture au terme d’une année passée à lire le plus de littérature scientifique possible dans ce nouveau domaine, j’ai contacté Jean-Baptiste Minnaert qui est devenu mon directeur en octobre 2019. C’est ainsi que je suis devenu doctorant et membre du Centre André-Chastel.

Qu’est-ce qui t’a motivé à te lancer dans ce sujet ?

Ma passion pour le Danemark. Depuis mon voyage initiatique en 2014, je me suis intéressé à la Scandinavie et lors de mon premier séjour à Copenhague j’ai appris le danois pour apparaître comme tout le monde sur place. J’ai adopté ce pays comme une seconde culture et, par conséquent, l’idée d’entamer une thèse sur le Danemark me donnait l’assurance de d’entretenir la flamme vive de l’intérêt intellectuel pour mon sujet. L’autre raison, c’est mon choix de devenir vingtièmiste en découvrant, avant même d’habiter au Danemark, l’architecture d’Arne Jacobsen qui m’a sensibilisé à la période contemporaine : la pureté des matériaux (verre, brique, marbre), la subtilité des couleurs (verts, bleus, gris, marrons) qui rappellent les teintes pâles des ciels nordiques et surtout le Gesamkunstværk unifiant le paysage, l’architecture, l’aménagement intérieur et le mobilier. Les anglo-saxons intègrent Arne Jacobsen dans le courant du Mid-century modern, un terme assez peu scientifique mais qui désigne bien l’atmosphère du style international d’après-guerre et l’échelle transatlantique des contacts culturels entre l’Europe du Nord et les Amériques. L’univers du Mid-century me séduisait car je le trouvais distingué et stylé. 

À ce moment, la sensibilité danoise pour la décoration des intérieurs m’a fait comprendre que l’habitat était une notion fondamentale dans ce pays. Du mémoire à la thèse, j’en suis venu à m’intéresser aux modèles et aux opérations d’habitat sur la période d’après-guerre, car ils convoquaient mon second intérêt pour l’identité régionale ou nationale en architecture. J’ai immédiatement fait face à un corpus infiniment vaste : au Danemark, les architectes ont conservé la main devant les ingénieurs et l’administration sur la production résidentielle et surtout, une grande partie des opérations de logements collectifs et semi-collectifs est sélectionnée sur concours, produisant un infini corpus d’architectures de papier indispensable pour comprendre l’évolution des pratiques.

Quels sont les enjeux et les nouveautés soulevés par tes recherches ?

Pour cadrer mon sujet face au caractère volumineux de ce corpus, je me suis concentré sur le mouvement de l’« habitat dense-horizontal », une traduction originale que je propose du danois tæt-lav boligbyggeri. C’est un mouvement architectural et urbain né dans les années 1960 comme un modèle alternatif à l’habitat collectif et à la maison individuelle non-mitoyenne. L’expression apparaît dans les revues d’architecture au milieu des années 1960 et couvre une partie substantielle de la production résidentielle jusqu’aux années 1980. Pour ses architectes, il s’agit de regrouper horizontalement des maisons de plain-pied, ou sur deux niveaux, pour obtenir une densité élevée de type urbain tout en préservant les avantages de la maison individuelle : entrée, jardin ou patio privatifs. Certains urbanistes et sociologues défendaient même la forme dense-horizontale comme un outil du cohabitat fondé sur la participation des habitants. Ma question de recherche vise à comprendre dans quelle mesure ces habitats, constitués comme des « communautés planifiées », un terme anglo-saxon pour désigner l’aménagement ad hoc d’un ensemble urbain résidentiel, comportant dans certains cas ses fonctions urbaines propres, peuvent être rattachées au concept de la Cité-jardin élaboré par Ebenezer Howard en 1898 et à l’histoire du mouvement international des villes nouvelles. Je retrace la généalogie théorique et historique de l’habitat dense-horizontal en repartant de la tradition danoise des maisons en bande (rækkehuse) et de la contribution de concepts urbanistiques étrangers comme la Neighborhood Unit (1923) de la Regional Planning Association of America. J’analyse le passage de modèles alternatifs fondés sur le plan-masse hippodamien à la forme anti-urbaine des parcs résidentiels, par exemple les maisons de Gassehaven par Palle Suenson (fig. 1).

Figure 1: Gassehaven, Gammel Holte, architecte: Palle Suenson (1972). © Dorian Bianco

C’est en fait une thèse d’histoire de l’urbanisme qui me permet de dépasser le formalisme de l’étude typologique et morphologique des modèles et des réalisations, dont je retrace le caractère évolutionniste, dans une contextualisation plus large qui convoque principalement l’histoire des techniques, des idées et de l’économie, mais aussi l’histoire sociale, politique et culturelle.

À travers ma thèse, j’essaie de renouveler les orientations scientifiques de l’histoire de de l’urbanisme vers l’histoire de la planification économique, de l’État-Providence (Welfare) et de l’aménagement du territoire, trois réalités historiques interdépendantes qui distinguent le 20e siècle des époques précédentes. Jamais auparavant les architectes n’ont été investis d’une mission aussi vaste pour reconstruire les pays sinistrés et pour préparer  la société de l’avenir. La planification est un concept absent dans nos études parce qu’il est politiquement tabou. Or l’émergence de l’urbanisme comme discipline pratique suppose la transformation épistémologique de la notion d’espace comme support opérationnel d’une planification (c’est ni plus ni moins le “plan d’urbanisme”), et non d’un flux comme le voient les géographes néolibéraux. Les architectes proclamaient avec enthousiasme la fin du laisser-faire libéral par la réalisation de grands programmes d’aménagement du territoire.

La France est passée à côté de l’introduction du Welfare dans les études architecturales à l’inverse des pays anglo-saxons et scandinaves. Pour pallier à cette lacune, j’ai organisé un colloque international au Centre André-Chastel en octobre 2021, « Planning as a welfare project », en associant nos doctorants Élodie Bitsindou et Stéphane Gaessler avec d’autres chercheurs français, danois et néerlandais. Ce que j’appelle le « welfare planning » insiste sur l’intention planificatrice des acteurs (oubliée à cause des anachronismes de la recherche contemporaine). Il ne questionne plus l’idéologie (par exemple, la monumentalité comme expression du pouvoir), mais l’économie politique des programmes architecturaux et urbains (par exemple, comment un plan quinquennal pousse à la préfabrication de l’habitat et des équipements scolaires pour faire face à un boom démographique).

À ce propos, quelle a été ta plus grande surprise en travaillant sur l’habitat dense-horizontal ?

Lors d’un séjour de recherche à Copenhague au printemps 2022, je suis tombé sur un article de 1976 dans la revue Arkitekten au titre étrange, Une kasbah dans le Nord du Sjælland (le texte est en danois) qui traitait de la contribution des habitats vernaculaires des pays nord-africains (patios, médinas, kasbahs) aux typologies denses-horizontales danoises. Immédiatement, je me suis rappelé que Christian Frederik Møller et Kay Fisker, architectes du Parc universitaire d’Aarhus, n’étaient pas simplement influencés par le Bauhaus, mais peut-être davantage par les paysages pittoresques danois et par une Vue de San Gimignano (1925) de l’obscur peintre William Scharff, aujourd’hui exposée dans un auditorium de l’Université. Le rayonnement solaire d’une fin de journée derrière la silhouette des tours sises au sommet d’une progression collinaire, comme un paysage à la Cézanne, aurait inspiré l’aménagement des bâtiments nord d’Aarhus. En reconstituant l’évolution architecturale de l’architecture danoise jusqu’aux années 1960, je me suis rendu compte que l’architecture danoise s’était « latinisée » et « méditerranéisée » en introduisant des ruptures typologiques, comme la maison à patio, issues de relevés scientifiques des habitats vernaculaires dans les pays arabo-musulmans, extrême-asiatiques, dans l’Europe latine, les pays tropicaux et les Amériques.

En parcourant la revue Arkitekten, on observe une insatiable curiosité pour les architectures vernaculaires du monde entier. Les danois sont fascinés par la topographie des habitats accrochés à flanc de colline qu’ils visitent en Toscane, en Andalousie, dans l’Atlas marocain. De retour au Danemark, ils mettent à profit la moindre déclivité d’un terrain – une gageure frustrante pour un pays dont le point culminant ne dépasse pas les 170 mètres – pour implanter des maisons à flanc de colline, transformant le sublime des pays méridionaux dans la modestie pittoresque des paysages danois. Ce tropisme donne quelques beaux exemples de maisons groupées, comme les Fredensborghusene de Jørn Utzon (fig. 2).

Figure 2: Fredensborghusene, Fredensborg, architecte: Jørn Utzon (1963). © Dorian Bianco

Je me suis emparé de cet impensé de l’historiographie danoise pour formuler mes nouvelles recherches alors que ma thèse touche à sa fin : la contribution des typologies d’habitat méditerranéennes, les missions et les voyages d’études des architectes danois dans les pays arabo-musulmans, le « tropicalisme danois » et son rapport au modernisme tropical, déclinés depuis un an dans des colloques internationaux et des publications scientifiques. 

Après la thèse, je souhaiterais travailler sur l’aide au développement dans les programmes architecturaux des pays tropicaux et les théories de la planification. Je veux travailler sur le rôle de Rexford Tugwell, théoricien du central planning, dans l’avènement du modernisme tropical à Puerto Rico. Finalement, le Danemark m’a conduit aux mondes ibériques et latino-américains, qui constituent peut-être la nouvelle frontière de mes recherches !

As-tu des activités (professionnelles ou non) en dehors du doctorat ?

J’ai créé un laboratoire d’idées en 2020, de taille modeste, le Groupe d’aménagement volontaire, qui implique un doctorant du Centre, Stéphane Gaessler. L’équipe est pluridiscplinaire : des historiens de l’architecture bien sûr, mais aussi des juristes, des urbanistes. Nous produisons des études de recherche appliquée dans le domaine de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de la protection du patrimoine, voire des politiques économiques ou culturelles, pour lesquelles nos recherches de thèse ont parfois été utiles. Parmi nos faits d’armes, nous avons produit une étude sur les logements vacants pour le Forum vies mobiles, le laboratoire d’idées de la SNCF, et un colloque au Sénat co-organisé avec Benjamin Morel, consacré à la protection du patrimoine architectural avec la participation de deux sénateurs très engagés sur ces questions, Jean-Pierre Sueur et Pierre Ouzoulias. 

Pour connaître ces travaux, il est utile de se rendre sur le site internet du Groupe, https://www.amenagementvolontaire.com/, et de le suivre sur les réseaux sociaux, LinkedIn (ici) et Twitter (@g_am_volontaire). Je suis également présent sur ces deux réseaux (LinkedIn ; @DorianBianco07). Enfin, je suis actif sur Instagram (@dorianbianco), où je publie des photographies d’architecture réalisées dans le cadre de séjours d’étude ou de voyages.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean Potel (10 janvier 2024). [Portrait #3] Dorian Bianco, Modèles et opérations en habitat dense-horizontal au Danemark (années 1950-1980): standardisation constructive, urbanisme organique et communautés planifiées. Carnet des doctorant.es du Centre André-Chastel. Consulté le 14 novembre 2024 à l’adresse https://chasteldoc.hypotheses.org/3530


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