[Portrait #5] Léa Bichard, Hans Richter et la mémoire de Dada (1923-1976).

Entretien avec Léa Bichard, doctorante contractuelle en première année et chargée d’enseignement. Sa thèse, sous la direction d’Arnauld Pierre, porte sur l’historicisation du dadaïsme par le prisme de l’œuvre de Hans Richter (1888-1976). 

Bonjour Léa ! Pourrais-tu nous présenter ton parcours ?

Bonjour ! Mon parcours a débuté en 2018, par une licence d’histoire de l’art à l’Institut Catholique de Paris. Les deux premières années ont été dédiées à un double cursus où des cours d’histoire et des options en arts extra-occidentaux ont élargi mes connaissances. La troisième année, je me suis orientée vers une spécialisation en Conservation-Recherche, afin d’apprendre davantage sur la gestion des collections, la création d’expositions et les techniques de conservation. Cette dernière année a malheureusement été marquée par la covid-19 et m’a empêché de réaliser mon échange universitaire à Sophia University (Tokyo), pour lequel j’avais été sélectionnée…

Comme je savais depuis le lycée que je souhaitais devenir spécialiste du dadaïsme, Mme Anastasia Simoniello m’a recommandé de postuler en master recherche à Sorbonne Université et de rencontrer Mme Isabelle Ewig, chose que j’ai faite et qui m’a permis de passer deux ans sous sa direction. Mon premier mémoire, intitulé « Hans Richter et le triumvirat Marcel Duchamp, Man Ray, Francis Picabia » m’a permis de reconsidérer le trio infernal de l’avant-garde comme un quatuor amical, artistique et esthétique défiant les conventions. Mon second, quant à lui, s’est orienté sur l’historicisation de Dada, en traitant sa place au sein de la revue Cahiers d’Art. Ce n’est qu’en février 2023, lorsque M. Arnauld Pierre m’a demandé si une thèse m’intéresserait, que j’ai décidé de me lancer. J’ai donc obtenu mon contrat doctoral à Sorbonne Université sous sa direction, intégrant ainsi le Centre André-Chastel.

Tu as donc décidé de poursuivre tes recherches sur l’historicisation du dadaïsme dans le cadre d’une thèse intitulée : « Hans Richter et la mémoire de Dada (1923-1976) » : peux-tu nous en dire un peu plus sur ce choix ?

Pour comprendre comment je suis arrivée à ce sujet, je pense qu’il faut revenir quelques années en arrière… En 2017, l’exposition « Dada Africa » au musée de l’Orangerie a été pour moi une révélation. Je ne connaissais absolument pas le dadaïsme, et ce fut le coup de cœur. Je savais déjà que je souhaitais travailler dans le monde de l’art, mais ma volonté d’être spécialiste du mouvement est née à cet instant. Toute ma licence a été réalisée avec cet objectif en tête.

Au moment de trouver un sujet pour mon premier mémoire et de soumettre l’idée à Madame Ewig, j’ai ressorti un livre d’occasion acheté par hasard quelques mois plus tôt chez Gibert Joseph. Il s’agissait de Dada, art et anti-art de Hans Richter, artiste qui m’était alors inconnu. J’ai ainsi pu découvrir cet homme, artiste pionnier de l’avant-garde et du cinéma expérimental, et proposer une étude approfondie de ses travaux. Après l’avoir délaissé au profit de Cahiers d’Art en Master 2, c’est tout naturellement que j’ai souhaité reprendre mes recherches sur lui en thèse.

Richter a de multiples casquettes, c’est un homme impressionnant. Dada, art et anti-art m’a profondément touchée dans cette volonté de partager la mémoire d’artistes et ami.e.s, qu’iels soient mort.e.s ou vivant.e.s. Son discours se veut objectif – et l’est – mais l’on retrouve des anecdotes montrant une réelle nostalgie de cette période d’insouciance au milieu du chaos que fut la Première Guerre mondiale. J’avais remarqué en Master 1 l’étendue de ses travaux de « non-historien » : revues, articles, publications, expositions, compositions plastiques et cinématographiques formaient un corpus extrêmement riche que je souhaitais explorer davantage.  Je suis très heureuse de pouvoir pleinement me consacrer à cela pour ma thèse.

Le corpus semble effectivement immense ! Est-ce que tu te concentres sur les productions écrites de Richter ?      

Je dirais que les deux principaux types de sources employés dans le cadre de mes recherches sont les ouvrages de Richter, ainsi que les archives des dadaïstes. Les publications de Richter regroupent un vaste ensemble de documents originaux et d’illustrations issues des collections des artistes, me ramenant à chaque fois aux archives dispersées entre Europe et États-Unis. En six mois, j’ai déjà pu consulter celles de Richter (partiellement), Jean Arp, Sophie Taeuber, Raoul Hausmann, Theo van Doesburg, Man Ray, Marcel Duchamp et Tristan Tzara, pour confronter les sources et déterminer l’origine ou l’évolution des propos, des projets de publications, d’expositions, de longs-métrages… C’est un travail d’enquête assez monumental, d’autant plus que les correspondances peuvent être en français, en anglais, en allemand, et doivent être retranscrites parfaitement pour une totale compréhension des propos. Mais ce sentiment d’entrer dans le quotidien des artistes que j’admire rend la tâche bien plus facile !

As-tu des anecdotes piquantes à nous livrer ?      

Je ne pensais pas, en épiant toutes les correspondances, que je dénicherais autant de conflits presque enfantins. J’ai découvert des disputes de plusieurs années, dont les origines sont parfois assez ridicules et drôles. Tous se retrouvent à la fin, mais les lettres font parfois penser à des conflits de collégien.nes. C’est un chaos dada, très représentatif du mouvement, mené par des adultes vieillissants qui ont gardé leur âme d’enfant, quarante voire cinquante ans après leurs rencontres respectives.

Ce vaste corpus ne doit pas être aisément accessible… Tu as dû rencontrer un certain nombre de difficultés : lesquelles et comment as-tu réussi à les surmonter ?

Je ne suis qu’en première année de thèse, mais ma difficulté principale réside dans l’accès aux archives, éparpillées dans divers pays. Celles de Richter sont au MoMA, à New York, imposant des frais pour les obtenir à distance, et un important budget pour me rendre sur place durant plusieurs semaines. « Mon » artiste ne me rend pas la tâche plus facile, car lui-même a reconnu que son écriture était illisible. Apprenant l’allemand depuis quelques mois seulement, les conditions une fois additionnées ne semblent pas en ma faveur. Mais voyons cela de manière positive : j’ai acquis des compétences de déchiffrage dont je ne me croyais pas capable auparavant, et être plongée dans ces textes me permet d’apprendre la langue avec beaucoup plus d’efficacité. 

Tu as dit être en première année : quelles sont tes pistes actuelles pour la suite de ton étude ?

Grâce à mon premier mémoire, j’ai déjà un vaste ensemble de connaissances sur Richter, et ai lu toutes ses publications, ce qui constitue un avantage considérable. Je ne peux pas dire qu’il s’agit d’un plan, mais j’ai déjà une vision très précise des éléments que je dois traiter, et la manière dont je dois les regrouper. Hans Richter a historicisé le dadaïsme pendant cinquante ans avec différents médiums, et trois grandes catégories émergent de mes recherches. Tout d’abord, il me semble indispensable de commencer par ses très nombreuses publications, entre revues et ouvrages. Cela permet de définir ses affinités les plus importantes, l’étendue de son réseau ainsi que de ses recherches. Ensuite, je pourrai analyser ses œuvres plastiques et cinématographiques, elles aussi intimement liées à la mémoire de Dada ; les compositions reprennent des caractéristiques plastiques du mouvement, et les longs-métrages sont des travaux collaboratifs d’ampleur avec les anciens acteurs du dadaïsme. Enfin, la notion de transmission aux nouvelles générations pourrait être étudiée par le biais des expositions auxquelles il contribua et qu’il créa, puis par ses entretiens et interviews. Ces six grands axes étaient déjà présents lors de l’élaboration de mon projet de thèse, et l’avancée de mes recherches me prouve que je vais dans le bon sens. Ne reste plus qu’à finir de consulter les archives, et à confronter les nouveaux éléments à ceux déjà trouvés.

Un sujet si international doit te permettrede faire des rencontres marquantes. Tu peux nous en parler ?

Jusqu’ici, je pense que la rencontre la plus marquante a eu lieu en novembre dernier. J’ai réalisé mon premier séjour de recherche à Locarno (Suisse), où Arp et Richter ont tous deux vécu, et où la maison de ce premier est devenue une fondation-musée à sa mémoire (Fondazione Marguerite Arp). Simona Martinoli et Silke Balemi m’ont accueillie avec une bienveillance incroyable. Nous avons passé deux jours à discuter de mes recherches et de notre admiration commune pour Dada. J’ai pu loger dans cette maison où les deux artistes ont passé beaucoup de temps et j’ai eu l’honneur de pouvoir découvrir des œuvres de Richter, les toucher, les manipuler. La confiance et le soutien qui m’ont été accordés m’ont profondément émue, et je pense que ce séjour restera jusqu’à la fin de ma thèse le plus marquant.

Si tu devais choisir une œuvre représentative de ton corpus, ce serait laquelle ?

Je choisirais sans conteste le chef-d’œuvre cinématographique de Richter, Dreams that Money can Buy [Rêves à vendre]. Vous m’avez peut-être entendu en parler lors de la Journée d’études de l’ED 124 le 25 janvier dernier, puisqu’il s’agit tout simplement d’un long-métrage qui me fascine depuis le master 1. Ce film raconte l’histoire de Joe, un homme qui réalise qu’il peut voir dans les yeux des gens et leur révéler leurs rêves et désirs contre rémunération. Mais en voyant dans ses propres yeux, il réalise qu’il n’est pas la personne qu’il pensait être : il est bleu. Ce travail expérimental, profondément surréaliste, a été réalisé en collaboration avec Fernand Léger, Max Ernst, Man Ray, Marcel Duchamp et Alexandre Calder en pleine Seconde Guerre mondiale, alors que tous avaient fui l’Europe. Ce déchirement, que Richter a très mal vécu, a mené à la réalisation d’une œuvre synthétisant ses travaux plastiques et cinématographiques d’avant-guerre. On remarque alors que ce film est introspectif et retrace des décennies de théorisations et de créations du réalisateur.

Quels sont tes projets professionnels ?

Depuis « Dada Africa », je souhaite être conservatrice de patrimoine et commissaire d’exposition. J’ai une envie viscérale de créer, un jour, une exposition aussi réussie sur Dada. Je ne sais pas si je passerai le concours en candidate libre ou en interne, mais je pense que ma thèse va conforter ma crédibilité en tant que chercheuse et spécialiste du sujet. L’avantage de mon sujet est que je traite certes de Richter, mais aussi par son intermédiaire de toutes les autres grandes figures du dadaïsme.

Étant chargée d’enseignement pour la première fois cette année, avec un TD en art contemporain, j’ai réalisé que j’aime énormément transmettre ma passion et mes connaissances aux étudiant.e.s. J’ai la chance d’avoir des groupes très entreprenants et ouverts à la discussion, ce qui mène à des échanges extrêmement enrichissants pour eux comme pour moi. J’essaye de leur montrer par des exposés que leur parole compte, et que même en tant que jeunes historien.nes de l’art, leur analyse peut être pertinente. Observer leur confiance en soi s’accroître à la suite de nos échanges me donne envie de continuer. Je ne sais pas si j’en ferai mon métier plus tard, mais cette éventualité ne m’était auparavant pas venue à l’esprit.

Je ne suis qu’au début de ma thèse, et me laisse le temps de réfléchir. Mon seul objectif, pour l’instant, est de diffuser mon travail en contribuant à des journées d’études et des colloques.

Justement ! Comment faire pour suivre ton actualité ?            

Le seul compte public qui permet de me suivre est sur Instagram, @leabchrd ! D’un point de vue plus professionnel, je suis également sur LinkedIn : Léa Bichard.

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