[Portrait #7] Natacha Aprile, Troublante Christine. Réseaux, genre et imagerie de Christine de Suède du XVIIe siècle à nos jours.

Entretien avec Natacha Aprile, doctorante en histoire de l’art moderne sous la codirection de Christine Gouzi et Sylvie Steinberg de l’EHESS. Le sujet de sa thèse est « Troublante Christine. Réseaux, genre et imagerie de Christine de Suède du XVIIe siècle à nos jours ».
Bonjour Natacha ! Pourrais-tu nous présenter ton parcours ?

J’ai commencé mes études par une année préparatoire à l’École Nationale des Chartes au Lycée Pierre de Fermat de Toulouse. Cette école prépare à devenir archiviste-paléographe et dispense des cours complets sur toutes les périodes de l’histoire, les langues étrangères et même des cours d’histoire de l’art, en option ! Contrairement à ce que cette formation pourrait laisser croire, j’ai su très tôt que je voulais me spécialiser en histoire de l’art, mais j’ai tenu à faire cette année afin de fortifier mes connaissances en histoire avant de me lancer dans mon domaine de prédilection. Grâce à ça, j’ai intégré par équivalence la deuxième année de (feu) la licence bidisciplinaire en histoire — histoire de l’art et archéologie de l’université Toulouse — Jean Jaurès. J’ai adoré cette formation, qui était très complète et très intense !
J’ai poursuivi avec un master recherche dans la même université. La recherche a rapidement été une évidence pour moi et après quelques hésitations je me suis tournée vers la période moderne. Je voulais impérativement travailler sur l’Italie et la culture queer. À l’époque, je ne trouvais que peu de choses là-dessus, et encore moins pour les XVIe-XVIIe siècles. Cela a été une véritable frustration qui m’a décidé à me lancer dans cette voie-là. J’ai choisi de travailler sur le Caravage et l’homoérotisme de son œuvre. Pour cela, j’ai réalisé ma première année de master en Erasmus+ à Rome à l’université La Sapienza. Après deux ans de master sur Caravage, j’ai réalisé un master recherche en histoire pour préparer mon nouveau projet de recherche et trouver un contrat doctoral. Pour cela, j’ai décidé de changer totalement de sujet et d’introduire de nouvelles notions théoriques dans mon travail. Je me suis alors tournée vers les études de genre et sur Christine de Suède. Il m’a fallu deux années de plus pour trouver un contrat doctoral, j’en ai profité pour faire une année préparatoire à l’INP et une année préparatoire au doctorat à l’EHESS. Ces détours ont été très enrichissants dans ma réflexion et m’ont permis de considérablement développer l’aspect transdisciplinaire de ma recherche. J’ai obtenu un contrat doctoral à Sorbonne Université en 2020, année de mon entrée en thèse.
Le titre de ta thèse est « Troublante Christine. Réseaux, genre et imagerie de Christine de Suède du XVIIe siècle à nos jours » : qu’est-ce qui t’a motivé à te lancer dans ce sujet ?
Mes motivations étaient sensiblement les mêmes que pour mon master : je voulais combler un manque sur les études queer en histoire de l’art moderne dans l’historiographie française. Quand je travaillais sur le Caravage, j’ai réalisé que sa sexualité n’était jamais abordée dans les travaux français et peu mentionnée dans la recherche étrangère, alors qu’elle expliquait non seulement l’esthétique développée par l’artiste, mais surtout, permettait de comprendre la dynamique des réseaux dans lesquels il était implanté et qui lui ont permis d’assurer son succès. Il y avait une différence flagrante avec les études anglo-saxonnes, car contrairement à ces dernières, il était difficile de trouver des études universitaires abordant cette question et qui n’étaient pas elle-même le constat d’un manque. Depuis, la recherche sur les études du genre et de la sexualité en histoire de l’art s’est considérablement enrichie grâce aux travaux de nombreux.ses historien.nes qui ont consacré leurs travaux de master ou de doctorat à ces thématiques.
Pendant ces recherches, je suis tombée sur une mention de Christine de Suède : elle a protégé le frère du Bernin qui avait violé l’un des élèves présents sur le chantier de la Scala Regia. Elle a réussi à faire abandonner la condamnation à la peine de mort qui avait été prononcée par le pape. Cela m’a vraiment intrigué en connaissance du contexte de l’époque où l’homosexualité subissait une répression très sévère. J’ai voulu en savoir plus sur cette femme et j’ai alors découvert toute sa complexité : une reine amatrice d’art qui avait reçu une éducation masculine, s’habillait en homme, à qui l’on prêtait une amante, et qui a renoncé au pouvoir quatre ans seulement après son couronnement. Je me suis dit qu’elle valait la peine qu’on lui consacre quelques années de thèse !
Quelles sources mobilises-tu pour traiter ce sujet ?
Les œuvres, les textes et (quand je suis totalement désespérée) les archives. Les œuvres sont bien évidemment la base de ma réflexion : j’analyse l’iconographie et les attributs adoptés par la reine pour ses représentations officielles. Je mets ces productions en perspective avec les images produites sur la reine, à l’initiative de la couronne suédoise, de la papauté ou encore les représentations à but diffamatoire qui ont été pour la plupart commandées par des Français. Comme mon étude s’étend sur un temps long, je mobilise un corpus hétérogène avec autant des productions artistiques traditionnelles (peintures, sculptures, gravures, etc.) que des créations plus actuelles comme le théâtre, le cinéma, les bandes dessinées et même les jeux vidéo. Les textes ont aussi une grande place dans mon analyse puisque j’intègre les portraits littéraires comme des images mentales qui ont grandement contribué à la définition de l’image publique de Christine de Suède.
Quels sont les enjeux et les nouveautés soulevés par tes recherches ?
Ma thèse réunit pour la première fois une étude complète sur Christine de Suède sous le prisme du genre et de la sexualité, autant du point de vue historique qu’artistique. Les questions autour du genre de la reine et la revendication d’un corps virginal par le biais des représentations officielles ont soulevé de nombreuses interrogations du vivant de la reine et ont subsisté bien après sa mort, ce qui n’a cessé de nourrir — de manière conjointe — sa réputation et son image. Du temps de Christine, ces questions étaient cruciales dans la valorisation de sa souveraineté et de sa légitimité en tant que femme de pouvoir. C’est pourquoi, à l’image d’autres souveraines comme Élisabeth d’Angleterre, elle a privilégié l’image d’une féminité virile. Ce qui est particulièrement remarquable avec l’exemple de Christine est qu’elle a poussé cette stratégie à son paroxysme en écartant au maximum toute marque de ce qui était considéré comme féminin et elle s’est acharnée à effacer les traits distinctifs de son sexe, tels qu’ils étaient perçus à son époque. À partir de là, l’enjeu de ma recherche est de mettre en avant la relation entre ce matériel iconographique et ses différentes réceptions du XVIIe siècle à nos jours. Cela a donné naissance à d’autres formes d’iconographies qui ont toutes modelé l’image de Christine de Suède. Elle est devenue ainsi un personnage autonome sur lequel ont été projetés divers fantasmes et projections, tout en servant de modèle pour incarner différentes valeurs.
Avec un sujet si passionnant, nous supposons qu’au fil de tes recherches tu as été surprise par des découvertes inattendues ; quelle a été ta plus grande surprise en travaillant sur Christine de Suède ?
La première surprise est arrivée dès que j’ai commencé mes recherches en lisant ses mémoires : sa misogynie ! Les premiers ouvrages que j’avais lus la présentaient comme cette super figure féministe, un modèle de défense des droits des femmes. Cela est complètement faux. Christine de Suède avait été éduquée avec les conceptions de son temps et, de ce fait, elle n’a pas pu échapper aux idées misogynes. Cela a été une bonne entrée en matière pour éviter toute tentation d’idéalisation. Plus tard, j’ai été surprise par l’image que je me faisais d’elle et qui avait été bien évidemment forgée pour toutes mes lectures : son imagerie n’était pas la preuve picturale de son indépendance et de son anticonformisme. Ses représentations ont été considérablement forgées par le regard que l’on portait sur elle et par son désir de se construire une identité qui trouverait sa place dans un monde qu’elle considérait comme normativement un peu trop étroit. C’est un constat auquel je ne m’attendais pas, mais qui a été très précieux dans l’élaboration de ma réflexion.
En effet, c’est étonnant…! Bravo pour avoir réussi à ne pas tomber dans ces pièges et à te laisser surprendre par ces constats !
Au cours de tes années de thèse, tu as dû rencontrer un certain nombre de difficultés… Pourrais tu nous en parler ?
On connait tous.tes la phrase de Sartre « l’enfer, c’est les autres ». Quand on travaille sur une personnalité queer de l’époque moderne, d’autant plus en histoire de l’art, le monde académique devient rapidement hostile. J’ai la chance d’être extrêmement bien entourée professionnellement, ce qui m’a permis d’avancer sereinement, mais il m’est bien évidemment arrivé de rencontrer des personnes idéologiquement réfractaires à mon travail. Sur le coup, ce sont toujours des discussions extrêmement désagréables, mais qui, immédiatement après, deviennent de savoureuses anecdotes.
Ces recherches ont dû te permettre de faire des rencontres marquantes. Tu peux nous en parler ?
La thèse est bien souvent l’occasion de rencontres professionnelles et intellectuelles très stimulantes auprès des spécialistes de notre sujet. Cependant, il y a d’autres formes de sociabilités qui me semblent tout aussi importantes pour la réalisation d’une thèse et qui assurent un épanouissement psychologique : les rencontres amicales ! Je ne connaissais personne en commençant ma thèse à Sorbonne Université et j’ai eu la chance de faire la rencontre d’autres doctorant.es et docteure qui sont devenu.es mes ami.es. Sans cette thèse, je ne les aurais sûrement jamais rencontré.es et sans elleux, je n’aurai peut-être pas eu la force de mener de front une thèse et toutes les difficultés professionnelles et personnelles qui vont avec. Pour tous ces aspects, iels ont été ma meilleure rencontre.
As-tu des activités (professionnelles ou non) en dehors du doctorat ?
J’enseigne à l’HEAD des cours d’histoire de l’art. C’est une école de droit privé et mes élèves sont la plupart du temps novices en matière d’art. C’est particulièrement passionnant de leur faire découvrir la matière et de revoir les œuvres avec leur regard neuf.
À côté de ça, j’ai la charge totale d’un petit animal domestique à tendance démoniaque (aka un chat) et cela est une activité particulièrement chronophage.
Tu es en 4e année, quelles sont tes pistes actuelles pour la suite de ton étude ?
Finir ! J’ai adoré travailler sur Christine de Suède, mais il est temps pour moi d’aller voir ailleurs.
Quels sont tes perspectives pour tes projets professionnels ?
Poursuivre l’enseignement et la recherche, j’ai plein d’idées de nouveaux sujets (sorry, not sorry Christine de Suède) que je souhaiterais explorer après la thèse. J’aime beaucoup enseigner l’histoire de l’art et mener en parallèle des recherches sur un sujet plus précis. C’est un équilibre qui me convient bien.
Comment aimerais-tu valoriser tes recherches ?
Dans ce domaine, je fais mon maximum pour rendre accessible mon travail. J’ai eu l’occasion de participer au concours « Ma thèse en 180 secondes » [et d’obtenir le 2e prix, ajout de l’interviewer], j’ai présenté mes recherches dans le podcast Passion Moderniste et j’ai fait une collaboration vidéo sur le Caravage sur Instagram. Tout est en libre accès et j’espère pouvoir continuer à faire de la vulgarisation.
De manière plus générale, ma spécialisation dans les études du genre et de la sexualité répondait premièrement à mon désir de créer du savoir sur ces sujets et ainsi de participer à l’écriture de l’histoire collective de la communauté queer et de l’histoire des femmes. Il est important d’avoir conscience de l’existence de toutes ces informations, invisibilisées par des centaines d’années de dédain et de déni. Mes recherches s’inscrivent dans ce devoir de mémoire et du souhait de fournir à toustes des modèles variés et dans lesquels chacun.es peut se reconnaître.
Pour conclure en images : si tu devais choisir deux œuvres représentatives de ton corpus, ce serait lesquelles ?
Cela serait ces deux portraits attribués au peintre Juste d’Egmont (1601-1674) et qui incarnent parfaitement, selon moi, les enjeux principaux des représentations de la reine Christine. Les deux toiles affichent les deux facettes avec lesquelles la reine a alterné sa vie durant : l’une en Diane et l’autre en Minerve. Ces deux représentations montrent comment la reine a joué avec les genres et les attributs. La délicatesse de la première composition dénote avec les nombreuses descriptions la montrant comme un être masculinisé, rustre et vulgaire, alors que la seconde déstabilise par son étrange féminisation de l’armure. Les deux toiles cristallisent l’enjeu principal de l’imagerie de la reine : la valorisation iconographique d’un genre féminin viril.

Pour finir, si on veut te suivre ?
Ça se passe sur Instagram avec @natacha_aprile et sur LinkedIn Natacha Aprile !
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean Potel (3 juin 2024). [Portrait #7] Natacha Aprile, Troublante Christine. Réseaux, genre et imagerie de Christine de Suède du XVIIe siècle à nos jours. Carnet des doctorant.es du Centre André-Chastel. Consulté le 16 février 2025 à l’adresse https://chasteldoc.hypotheses.org/6501